03/12/2009

Un aiguillon

D'un texte à l'autre, des phrases restent, parfois même initient. Une image. Un cœur déboîté. Cet agencement a fait naître l'envie d'un personnage dont le cœur se déboîterait. Mais il a fallu attendre pour qu'elle (une voix féminine anonyme cette fois) prenne la parole et se lance, avec en filigrane toujours l'esprit de la collection d'"Une seule voix" (actes sud junior). Irina donnait son nom dès l'ouverture pour en dire toute la vacuité, ici, la voix n'a pas de nom.
Comme Irina X, ce texte n'a pas été retenu par les directrices de collection (justification assez peu précisée : le cadre de la collection). Pas grave. J'ai confiance en ce texte (dont j'ai testé l'impact sur des lectrices et des lecteurs), ce que je ne dis pas de tous... Cela confirme juste que même si la collection m'intéresse, je suis un chemin qui est le mien, et qui s'éloigne de cette collection. J'ai pris conscience, pleinement, avec ce refus que j'avais ouvert un chantier de fouilles. Ou une sorte de collection de voix.
Un cœur déboîté, comme Irina X, est un texte à lire à voix haute ou dans l'intime.
Une jeune femme se retrouve face à un policier et lui dit "j'ai tué". Suit alors sa déposition en 5 temps, dont le quatrième qui bégaie un peu, qui cherche le moyen de dire. La jeune femme aveugle avance dans l'histoire qui est la sienne, elle raconte la fable d'une rencontre.
Comme pour Irina X, j'ai très envie d'expérimenter une lecture publique. Tester le texte dans un espace qui ne serait pas seulement celui de mon bureau.

Extrait 1
(ouverture)


" Vous ne pouvez pas comprendre. Pas encore. A la fin peut-être, de l'enregistrement. Je vous sens tendu, oreilles, regard, à travers la glace sans tain qui nous sépare. Vous m'êtes invisible alors que vous scrutez le moindre de mes gestes, la moindre faille de ma voix. Un tressaillement de bouche. Tout de moi devient signe pour vous parce qu'il y a cette barrière entre nous, ce miroir qui ne vous protège pas. Moi non plus sans doute.
Les journaux vont bientôt ouvrir leurs dictionnaires des synonymes pour tenter de comprendre. Leur grand truc, ça, comprendre : "On pourrait dire que" "il faut savoir que". Il faut sonner la charge, nourrir la meute. ça dépendra de vous. J'ai tué. J'ai voulu le dire, tout à l'heure, et d'abord vous ne l'avez pas cru. Je m'en doutais. A l'entrée tout le monde s'est écarté devant moi, comme toujours. A l'accueil, votre collègue ne m'a pas vu arriver. Quand il a levé les yeux sur moi, j'ai dit : J'ai tué.
J'ai senti son sourire de flic désabusé habitué à repérer les têtes cramées. Derrière mes lunettes noires, il a dû croire à un pari ou à un délire d'accroc en manque de médocs qui s'est injecté de la merde. C'était clair qu'il n'allait pas me croire, qu'il allait me raccompagner dehors, une main gentille mais ferme sur l'épaule.
J'ai compris que je devais passer au plan B.
ça m'a coûté.
Jamais je n'avais fait ça, avant, baisser mes lunettes pour m'adresser à quelqu'un, les yeux dans les yeux. Pour entendre sa voix se déformer, devenir laide de peur. Avec l'haleine qui se charge d'angoisse, de relents de cauchemars ou de films d'horreur.
Alors il a eu ça dans la face, votre collègue, mon regard sans iris, sans couleur, qui l'a cloué."



(autres extraits à venir)

24/09/2009

Il y a chez Actes sud junior une collection qui m'attire : "D'une seule voix". Beau titre nourri souvent de beaux textes. Le principe est de donner voix à un personnage, qui raconte dans un cheminement de monologue intérieur ou non, de soliloque... La forme est à la fois contrainte et ouverte. Fréquenter quelques unes de ces voix a fait émerger celle d'Irina. Après l'énergie, la densité de la voix d'Angélique, j'ai eu envie d'explorer une voix vierge, une voix bibelot enfermée dans une caisse sombre, enroulée encore dans son papier de soie. Une voix qui un jour prendrait le risque de la lumière.
Irina apprend peu avant la disparition de sa grand-mère Mamouchka qu'elle est née sous X, qu'elle a été adoptée. Elle a dix-huit ans ; elle va passer le bac deux mois plus tard. Et le jour de la première épreuve, elle fugue.
Irina X retrace le cheminement de cette parole intérieure avant le monde, dans l'espace encore protégé du bus qui l'amène vers la mer. Irina refait le chemin de la découverte de ce continent inconnu en elle, elle le fait accompagnée de l'image de Mamouchka à laquelle elle s'adresse.
La voix d'Irina, je l'ai voulue sans aspérité, lisse, une voix d'avant le papier de verre de la vie.
Irina X est un texte que j'aime lire à voix haute, le temps d'emmener les auditeurs dans un voyage d'une cinquantaine de minutes environ. J'ai eu l'occasion d'en faire une lecture au Salon du livre de Douai. Une expérience forte. Une petite salle en surplomb, un soleil d'hiver qui traverse la salle. Autour de moi une petite vingtaine de personnes. Je commence vers 17 heures. Irina prend la parole et ne la quitte plus jusqu'à 18 heures. Pendant ce temps de parole, le soleil s'est couché, lentement dans mon dos et Irina s'arrête, face à la mer, dans une forte pénombre. Et derrière le silence. Après, le retour aux néons a été brutal. Mais je pense que pour beaucoup, l'expérience a été belle, intense.
Irina X comme Angélique boxe fait partie de mon espace, de mon champ d'écriture. Je la porte tout entière. Je travaille pour explorer des voix différentes toutes reliées à la trame d'un même filigrane mouvant.

Irina X
est une lecture que je peux faire en public, que j'aime faire.



Extraits


Extrait 1 : ouverture

"Expire

Je suis la fille qui n'existe pas.
Celle que l'on ne regarde pas. Si peu. Quand on veut lui vendre quelque chose peut-être.
Je suis celle qui n'existe pas.

Je m'appelle, on ne m'appelle pas, si peu, Irina.
Quel est ce prénom, ce nom d'avant mon nom qui n'est pas le mien.
Je m'appelle Irina B... et je ne saurais aller plus loin que cette initiale en trompe l'œil.
Je m'appelle Irina B. parce que mes papiers me le disent, obstinément, en lettres tapuscrites sur ma carte d'identité, sur ma carte de lycéenne, sur les listes pour le bac, sur les factures du portable qui sonne si rarement.

Je m'appelle Irina.
I.
R.
I.
N.
A.
Quelle est ma mémoire.
Irina B. Quelle est ta mémoire ?
Cette source qui t'échappe, se faufile entre les branches, les racines.
Je m'appelle Irina X.
X/Irina
Je suis l'Irina qui n'existe pas.
Je suis Irina X
Je suis une sous X
Je suis X
Je = X
X = je
Résoudre l'équation en sachant que X = 0
Trop facile. Les mathématiques ne mentent pas. Il suffit de trouver le bon chemin pour résoudre l'équation.
J'aime les mathématiques.
Je n'aime pas cette équation."




Extrait 2

"Il me fallait une preuve, tout simplement, que je n'étais pas celle que je croyais.
Le mercredi après-midi m'a permis d'avancer. Je te sentais derrière moi, Mamouchka, et je ne savais pas si ta présence me condamnait ou me protégeait. J'ai fouillé toutes leurs affaires, avec précaution. J'ai déplacé, ouvert, replacé ; je n'ai pas cherché autre chose que ma preuve.
A chaque fois j'ai dû faire un effort pour tenir mon cœur et ma respiration qui partaient dans tous les sens. Je n'avais pas l'impression de violer leur intimité.
C'est le troisième après-midi que j'ai trouvé. Une pochette à rabats, blanche glissée entre deux livres d'art dans la bibliothèque de ta fille, dans son bureau. J'ai reconnu celui de gauche, le cadeau d'anniversaire qu'elle s'est fait. Je ne me souviens plus de l'auteur mais le titre m'a marquée : La nuit sexuelle. Il y a parfois des choses qui font sens après. J'ai hésité avant de tendre l'élastique pour dégager les rabats. Il y avait ce livre aux pages noires, cette pochette blanche. J'ai ouvert.
Tout était là.
Les papiers. Les dates. Les lieux. Les engagements moraux. Les cachets. Les signatures. Les en-têtes. Les logos.
Tout était sauf son nom à elle.
L'inconnue.
L'X
Tout était là.
Sauf moi."




Extrait 3

"Suis-je née du désir Mamouchka ?
Est-ce qu'une femme abandonne son enfant quand il est conçu dans un moment de plaisir, de jouissance ? Oui, de jouissance Mamouchka. J'aimerais qu'il y ait eu au moins cela entre l'inconnue et l'autre. De la jouissance contre le remords ou la honte. De la jouissance faute d'amour, parce que l'amour, je n'arrive pas trop à y croire.
Je voudrais tellement ne pas être une enfant à la va-vite, entre deux portes ou pire encore. Cette idée me torture. Quand une pensée se prend dans cet engrenage de la liste noire des raisons qui poussent une mère à disparaître sous X, je n'arrive jamais à en sortir sans être broyée. Mon imagination s'affole, me piétine, me déchiquète.
Une mixture de haine, de colère, de peur, de sentiment d'injustice me noie. Je ne suis à chaque fois que la silhouette du Cri de Munch. Je l'ai accroché la semaine dernière au-dessus de mon lit."



Extrait 4

"Rien ne se perd, tout se transforme.
On ne trompe pas un enfant qui naît, que l'on arrache à l'attraction terrestre de sa mère comme si on le condamnait à l'apesanteur.
Après neuf mois à flotter dans le ventre de sa mère, je suis sûre qu'il y a au-delà du cordon un lien invisible, une force d'attraction qui fait que l'enfant attend, une fois sorti, de retourner à la chaleur des bras de sa mère, de ses seins.
J'imagine ces liens invisibles qui pour moi ont dû s'étirer jusqu'à la déchirure ; des tendons qui cassent.
Un os qui se brise, même ressoudé, en garde la mémoire.
On ne trompe pas un enfant qui naît, arraché à sa mère.
Je crois comprendre vraiment "arraché" : les racines de l'arbrisseau qui viennent toutes ensembles et que l'on replace dans un seau en plastique sur une terrasse ou dans une serre à chaleur artificielle en attendant la suite.
Je pense donc, Mamouchka, que quelque part je l'ai toujours su, même si je voudrais être plus précise sur ce quelque part en moi."




Extrait 5

" J'ai toujours esquivé.
Je ne connaissais pas la colère, avant. Cela aussi aurait dû me mettre la puce à l'oreille. Entre ta fille et toi, je suis bien pâle. Je ne porte pas votre parfum de steppe brûlée, juste celui de la tulipe inodore.
J'ai toujours été prête, j'ai toujours été là où et quand on m'attendait ; toujours un peu en avance pour être sûre de ne pas me faire attendre.
Quand j'ai pris la décision de partir, il y a trois jours, j'ai voulu que tout soit prêt. J'ai rangé ma chambre intégralement. Ta fille s'en est étonnée : "Deux jours avant les épreuves !"
Je lui ai répondu : " J'ai besoin de mettre de l'ordre pour bien aborder les épreuves à venir."
Elle a semblé rassurée ; sans doute a-t-elle eu le sentiment de retrouver son Irina d'avant."